Joachim-Raphaël Boronali, Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique, 1910, Milly-la-Forêt, Espace culturel Paul Bédu

Joachim-Raphaël Boronali, Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, 1910, Milly-la-Forêt, Espace culturel Paul Bédu

Le 18 mars 1910 ouvre à Paris le Salon des Indépendants. Ce salon permet à tous les artistes qui revendiquent un certaine « indépendance » dans leur art d’exposer une œuvre. Il n’y a ni jury de sélection, ni récompense. Dans la salle portant le numéro 22, est présentée cette toile intitulée Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique.

L’œuvre, plutôt abstraite, est peinte dans sa moitié inférieure d’une bande bleue qui évoque la mer et dans sa moitié supérieur de tons jaune, rouge et orangé qui rappellent les couleurs du soleil couchant. Elle est signée dans le coin inférieur gauche « JR BORONALI ». Personne jusqu’à ce jour n’a entendu parler de cet artiste. Le catalogue de l’exposition indique qu’il s’agit d’un jeune peintre italien, Joachim-Raphaël Boronali, né à Gênes, théoricien d’un nouveau mouvement artistique baptisé « excessivisme ».

Dès l’ouverture du Salon, Boronali fait connaître aux journaux son Manifeste de l’excessivisme où il justifie ainsi son nouveau mouvement pictural : « Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. (…) Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! » Tout un programme… Pourtant, l’œuvre passe assez inaperçue. Un collectionneur s’en porte néanmoins acquéreur pour la somme de 400 francs (soit l’équivalent de 1500€ d’aujourd’hui).

Quelques jours plus tard, l’écrivain Roland Dorgelès révèle, constat d’huissier et photographies à l’appui, dans le journal Le Matin que ce tableau était en réalité un canular et qu’il avait été peint par… un âne ! Son auteur est en effet Lolo, l’âne du père Frédé, le patron du Lapin Agile, le célèbre cabaret de la butte Montmartre où se retrouvent de nombreux artistes et bohèmes en ce début du XXe siècle. Boronali est en fait un pseudonyme qui est l’anagramme d’Aliboron, l’âne des Fables de Jean de la Fontaine et Raphaël, un clin d’œil au célèbre peintre italien de la Renaissance ! En présence d’un huissier de justice, Dorgelès et deux de ses complices ont déposé sur une chaise une toile sur laquelle ils ont peint deux bandes de couleur représentant le ciel et la mer. Puis, ils ont attaché à la queue de Lolo un pinceau chargé de peinture. Chaque fois que le Père Frédé donnait à son âne une carotte ou une feuille de tabac, l’animal remuait la queue en signe de contentement, appliquant ainsi de la peinture sur la toile !

Photographie représentant Lolo en train de peindre

Photographie représentant Lolo en train de peindre

Roland Dorgelès est alors un jeune homme de 24 ans, frais émoulu de l’École des Beaux-Arts. Il expliquera qu’il a organisé ce canular pour tourner en dérision les peintres impressionnistes (le titre du tableau est une allusion à la célèbre toile de Monet Impression, soleil levant) et Guillaume Apollinaire qui lui reprochait de « n’aimer que la peinture de singe ». Grand seigneur, il reversa le montant de la vente du tableau à une œuvre de charité. Quant à Lolo, il abandonna sa carrière de peintre au sommet de sa gloire et recommença, tout comme il l’avait toujours fait, à traîner dans les rues de Montmatre une petite charrette chargée de poissons que le père Frédé vendait pour arrondir ses fins de mois…